Inde, peintres et philosophes

15 février > 25 mars

Avec Anju Chaudhuri et Narayanan Akkitham

Dans les années 40, le milieu intellectuel indien a le souci de renouveler la création picturale du pays jusque-là ancrée dans deux courants majeurs : le naturalisme occidental, courant artistique officiel du British Rag et celui plus spécifiquement indien (au nom d’une authenticité indienne) de l’école du Bengale. Au contact des mouvements avant-gardistes européens du moment, la peinture contemporaine indienne* reçoit une nouvelle intensité et vise à une modernité originale qui permet d’amalgamer ces influences variées, de les dépasser pour construire un langage pictural synthétique et inventif. Nécessité de s’ouvrir au monde mais sans trahir le patrimoine culturel national, régi par le rite et la religion.

Dans le sillage des initiateurs à la modernité, Rabindranath Tagore, son cousin Gaganendrath Tagore, Umrao Singh Sher Gil, sa fille Amita entre autres, Anju Chaudhuri (née en 1944 et originaire du Bengale) et Narayanan Akkitham (né en 1939 à Kérala) sont arrivés à Paris dans les années 60 après avoir été formés dans les écoles d’art indiennes. Pour une stimulation intellectuelle et créatrice, Paris reste un lieu privilégié.

Pénétrés de culture classique, ils chérissent l’intériorité, reviennent aux sources originelles, aux valeurs authentiques de l’art populaire, et trouvent le ton juste dans la fusion intelligente entre l’Occident et l’Orient. Au contact de l’École de Paris, Anju Chaudhuri et Narayanan Akkitham assimilent les codes occidentaux sans rejeter le monde culturel indien : un sens aigu du sacré et la quête de la couleur. Dans la tradition hindouiste, la couleur est langage, la peinture est son.

Comme cercle, carré, triangle, point renvoient aux grandes révolutions cosmiques dont l’être humain est un fragment, Narayanan Akkitham (de famille orthodoxe hindouiste, de caste brahmane) trouve dans l’Abstraction Géométrique la forme artistique idéale de la quête spirituelle ancestrale. Il établit un univers personnel de formes géométriques simples et limpides, inspirées des diagrammes sacrés tantriques. Échappées des mathématiques et de la rigueur intellectuelle dont le jeu contrasté est une juxtaposition idéale qui, selon lui, unit en symbiose les deux mondes de la nature (Prakriti) et de l’homme (Purusha). L’équilibre des constructions atteste une recherche formelle analytique occidentale. La palette de couleurs sourdes, étendues aux ocres, aux rouges, aux jaunes, aux verts et aux bleus (qui rappelle les peintures murales d’Ajanta), le rendu poli de la matière picturale – quasi émaillé – proche des miniatures indiennes, offrent une lumière subtile distillant une vibration sensible telle l’incantation d’un chant védique à la fusion entre le moi et l’autre, le divin et l’humain.

L’éternel et mouvant dialogue qu’échange l’homme avec la nature n’a cessé de préoccuper peintres et poètes. Dans la pensée indienne, la nature est une force à part entière de la vie et de l’expansion cosmique reflétées dans chaque particule élémentaire et dans chaque fibre de l’être humain.

Anju Chaudhuri a un véritable culte de la nature et de ses cinq éléments. Pour la vénérer, elle en fait le sujet de son œuvre. Son cosmos végétal est domestiqué, purifié de tout ce qu’il peut renfermé d’inquiétant ou d’effrayant. Dans un abandon créatif, sans dessin préparatoire, Anju Chaudhuri transforme l’espace de la toile en un espace de la nature, à la manière du « all over » américain, répondant à la tradition de la pensée indienne qui veut que tout soit lié, que rien ne commence ni ne finisse. Les plantes sont une synthèse de l’invention et d’apparences réelles. La symphonie des couleurs vives, choisies par leurs possibilités d’envoûtement psychologique, ordonne le mouvement, construit l’espace. Dans son esprit, surgissent des végétations nouvelles et fantastiques qui sont une mutation imaginaire des merveilles de richesses tropicales. La peinture d’Anju Chaudhuri prend une coloration mystique.

La recherche picturale est une quête nécessaire afin d’atteindre un accomplissement intérieur. La peinture fantastique d’Anju Chaudhuri et l’Abstraction géométrique revisitée de Narayanan Akkitham se complètent pour traduire une vision philosophique voire mystique de la nature et de la place de l’homme dans le cosmos. Elles soulignent une volonté novatrice de relier le patrimoine culturel indien à l’art moderne français et international.

* La peinture indienne est multiple. Il y a la peinture de tradition historique et religieuse, la peinture folklorique ou tribale et enfin la peinture contemporaine.

Anju Chaudhuri, "Suite des roseaux IV", 2011 © Michel Mathieu
Narayanan Akkitham, "Sans titre", 2006